GROUPES (ethnologie)

GROUPES (ethnologie)
GROUPES (ethnologie)

La théorie sociologique, qui considère l’ensemble des phénomènes sociaux, est bien plus large que la théorie des groupes ou groupements , et ne peut être confondue avec elle. Certaines des contributions théoriques majeures, notamment celles des fondateurs, ont négligé ce mode de détermination de la réalité sociale. Cette constatation se vérifie dans l’œuvre de Comte et de Spencer. Durkheim lui-même a surtout envisagé le groupe sous l’aspect de sa cohésion – effet de la contrainte qu’il exerce sur ses membres – et du degré d’intégration qui le définit, mais non dans sa spécificité. Quant à Marx, les catégories sur lesquelles se fonde sa sociologie sont celles de structure, de classe, de mode de production et non celles qui pourraient résulter d’une différenciation et d’une combinaison des groupes sociaux.

Cette indifférence est révélatrice; elle montre que l’accent mis sur les groupements, ou, inversement, le fait de les négliger, détermine pour une large part les conceptions générales de la société ; le point central du débat est généralement la nature du rapport de l’individu à celle-ci. G. Gurvitch a organisé sa sociologie générale en distinguant trois plans horizontaux d’observation: le plan macrosociologique qui est celui des « sociétés globales », des larges ensembles sociaux disposant de la capacité de satisfaire tous les besoins de leurs membres; le plan des groupements partiels qui entrent dans la composition des sociétés globales (familles, classes, associations, etc.); le plan microsociologique qui est celui des divers modes de liaisons sociales, des «formes de sociabilité». Ces plans s’impliquent mutuellement, bien que le troisième relève de la considération des rapports interpersonnels au sein des groupes, et le premier de la considération des rapports intergroupes au sein de l’unité sociale la plus englobante. L’implication s’explique, selon Gurvitch, par le fait que l’individu et la société se trouvent en constante «réciprocité de perspective». C’est cependant au plan moyen que les groupements sociaux doivent être appréhendés, afin de déterminer leurs caractéristiques générales et la diversité de leurs formes.

L’étude des groupes sociaux situe ces derniers à un niveau intermédiaire de la réalité sociale, ou plus précisément à une position moyenne dans la série des ensembles sociaux, définis selon leur dimension, leur extension. Il s’agit, en la circonstance, d’unités d’observation restreintes qui peuvent être soumises à une investigation totale: celles qui se situent dans le champ de la psychologie sociale, constamment attentive à investir les «petits groupes», et celui de l’anthropologie sociale, toujours employée à l’examen de petites communautés et de sociétés de taille réduite. Ces dernières sont l’objet direct de notre analyse, mais elles relèvent aussi d’une interrogation plus générale portant sur la nature des groupes sociaux et leur mode d’existence.

1. Le groupe, unité réelle et intégrée

Quand il est question de définir le groupe, les sociologues s’accordent plus facilement sur les négations que sur les affirmations. Tout regroupement de personnes ne constitue pas nécessairement un groupe. Il peut se réduire à un agrégat physique, c’est-à-dire à un ensemble d’individus unis par la simple proximité physique – comme c’est le cas dans une file d’attente ou dans un grand magasin. L’unité de lieu et de temps ne crée pas automatiquement l’unité sociale. Par ailleurs, le regroupement logique de personnes présentant certaines caractéristiques communes (ou une caractéristique commune) ne forme pas un groupe, mais un agrégat statistique ou une catégorie , comme on le voit avec les catégories socio-professionnelles déterminées par les services de la statistique économique et sociale. La présence dans un ensemble dont tous les individus ont quelque (s) propriété (s) en commun n’indique pas nécessairement la participation à un groupe. En ce sens, les définitions minimales – celles qui retiennent le terme «groupe» comme parfaitement «neutre» et applicable à toute pluralité de personnes, à toute combinaison de personnes – ne sont plus acceptées. C’est au contraire la dichotomie groupe/non-groupe (agrégat) qui apparaît au départ de toutes les recherches récentes.

Si le groupe se différencie d’une simple collection de personnes, ce ne peut être que par une ou plusieurs relations (s) établie (s) entre celles-ci. La liaison se constitue par l’adhésion à des normes et à des valeurs (groupe confessionnel, par exemple), la participation conjointe à un même système d’activités (groupe de travail), l’établissement d’un mode de «communication» donnant aux membres du groupe la capacité d’exercer une influence réciproque (association de savants ou de techniciens). Dans le plus grand nombre des cas, ces liaisons différenciées par l’analyse se trouvent conjointes. C’est par elles que le groupe constitue une unité sociale intégrée , et la manière dont elles sont liées les unes aux autres par l’intermédiaire des membres du groupe détermine sa structure. Cette constatation a conduit N. Smelser à considérer que les concepts de groupe et de structure sociale représentent des niveaux d’abstraction différents, le second étant le plus abstrait.

Si le critère d’intégration est le plus fréquemment retenu, il ne suffit pas à éliminer les débats. Pour les uns (dont Smelser), le groupe est une quasi-abstraction, pour les autres (dont Gurvitch), une unité sociale réelle , «observable directement, perceptible du dehors». Et Gurvitch lui confère une qualité concrète tellement accentuée qu’il mentionne le fait que les groupes «ont souvent à leur disposition une quantité d’objets matériels dont la signification peut être tantôt économique et technique, tantôt simplement symbolique». Il voit également en ceux-ci le cadre de relations sociales où «les forces centripètes l’emportent sur les forces centrifuges»; ce qui revient à dire que l’intégration et la solidarité l’emportent sur l’autonomie des membres et que l’«unité doit prévaloir sur la pluralité».

Dans la mesure même où les groupes sociaux sont considérés comme réels – et non pas sous l’aspect de secteurs de la société délimités pour les besoins de l’analyse sociologique –, les critères qui permettent d’élaborer leur typologie ont eux-mêmes un caractère réel. C’est ainsi que les groupes sont classés selon leur extension, leur mode de formation, leur (s) fonction (s), leur durée, etc. L’un de ces critères est particulièrement controversé: celui de l’extension ou de l’échelle. Pour les maximalistes, la «société globale» elle-même peut être conçue comme le groupe social le plus étendu, avec lequel les autres se situent en rapport d’inclusion. Pour les minimalistes, le groupe n’existe qu’en raison des rapports directs établis entre ses membres; G. C. Homans (The Human Group ) le définit comme «un ensemble de personnes qui communiquent les unes avec les autres, non pas de seconde main par le truchement d’autres personnes, mais en face à face». Sur ce point du débat, l’anthropologie apporte une contribution importante, sinon décisive.

La réduction de cette opposition a été recherchée en différenciant les groupes dits primaires des autres formes de groupements. Ils sont généralement déterminés par le petit nombre de leurs membres, les relations personnelles directes et intenses qu’ils instaurent, la permanence relative et le bas degré de spécialisation (C. H. Cooley, Introductory Sociology ). En ce sens, la famille peut être incluse parmi les groupes primaires, mais la «bande» aussi. Le sentiment d’appartenance, la conscience de groupe et l’attachement aux symboles spécifiques du groupe sont caractéristiques de cette forme du rapport social. Dans les unités sociales de cette nature, l’opposition est marquée entre ce qui est intérieur au groupe (in group ) et ce qui lui est extérieur (out group ), entre le «Nous» (les membres tenus en association étroite) et le «Ils» (les autres, tous ceux qui se saisissent dans la différence). Cette manière de voir rend manifeste une des conditions d’existence du groupe: une attitude collective active, une certaine pratique (ou praxis ) commune; Sartre a accentué cette importance de l’activité conduite en commun dans la constitution du groupe (Critique de la raison dialectique ). Il en résulte une conséquence; tout groupe porte le risque de sa destruction – il contient en lui, quel qu’il soit, des raisons de régresser à l’état de simple assemblage par juxtaposition, ou de «rassemclement», selon le terme de Sartre.

2. Anthropologie des groupes sociaux

Les anthropologues, par l’objet même de leurs études «de terrain», se placent dans une situation en apparence privilégiée. Ils considèrent généralement des sociétés de petite taille, dont certaines ne dépassent pas le stade de la bande – comme c’est le cas chez les Amérindiens du Sud. Ils conduisent, tout au moins durant la phase initiale et ethnographique de la recherche, une investigation totale qui permet une sorte d’inventaire sociologique. À cette fin, ils centrent leur étude sur des unités sociales directement observables: le campement de nomades, la communauté villageoise, les groupes résidentiels dans les pays d’habitat dispersé – ainsi, les «collines» au Rwanda. Ils se trouvent donc en présence de regroupements de personnes bien apparents, bien localisés et définis par des caractéristiques très précises. La réalité des groupes sociaux s’est imposée avec la force d’une évidence, à tel point que la première génération des anthropologues n’a guère ressenti le besoin de la mettre en cause: le célèbre Traité de sociologie primitive (Primitive Society , 1920) de R. Lowie n’aborde le problème que de manière indirecte, lorsque sont envisagés les «associations» et leur rapport au système des inégalités et des hiérarchies.

La question s’impose pourtant dès le départ, dans la mesure même où la société globale de forme traditionnelle est souvent définie comme «groupe ethnique» ou « tribu » (tribe , dans la terminologie de langue anglaise). Cette unité sociale englobante a reçu une définition que l’on reconnaît classique: «Schématiquement, on peut dire que le groupe ethnique était présenté comme un groupe fermé, descendant d’un ancêtre commun ou, plus généralement, ayant une même origine, possédant une culture homogène et parlant une langue commune; on y ajoutait, mais pas toujours, un autre trait: groupe constituant une unité d’ordre politique» (P. Mercier). Des critères physiques, culturels et linguistiques, et secondairement politiques, contribuent ainsi à définir l’unité sociale traditionnelle la plus étendue, et à marquer ses différences par rapport aux unités homologues.

Les recherches récentes ont montré la difficulté de s’en tenir à cette définition en quelque sorte passe-partout. S. F. Nadel, aussi bien dans le cas d’un groupe ethnique de large extension et à pouvoir centralisé (Nupé du Nigeria), que dans le cas de tribus de faibles dimensions et sans appareil étatique (Nuba du Soudan), a mis en évidence cette impossibilité. Il en a conclu que l’unité ethnique ne pouvait pas être déterminée objectivement, ce qui conduit à valoriser les caractéristiques subjectives: le groupe ethnique correspond à la théorie que ses membres en formulent. Mais cette «théorie» est largement déterminée par les structures sociales et la culture du groupe considéré. Par ailleurs, il est apparu que ce dernier ne peut être défini isolément, sans référence à ses rapports d’extériorité , et cela pour deux ordres de raisons. D’une part, la réalité du groupe ethnique est plus imprécise que ne le laisse entendre sa propre théorie; en effet, ses frontières sont mouvantes et les processus d’assimilation provoquent de nouveaux découpages; Mercier affirme à cet égard: «Une carte ethnique n’épouse jamais la réalité des faits.» D’autre part, les différences entre ethnies sont inégalement accentuées selon les circonstances, car deux ethnies s’opposent et marquent leurs différences lorsqu’elles sont seules en cause, mais elles effacent les contrastes lorsqu’elles entrent ensemble (coalisées) dans des rapports antagonistes avec une troisième ethnie ou une autre coalition.

L’incertitude semble se réduire dès que les groupes de moindre extension sont envisagés, séparément et dans leurs relations respectives. Les principaux critères de détermination, isolés ou combinés, se réfèrent aux différenciations de sexe et d’âge, à la parenté et à l’alliance, à la localisation et à la résidence, aux fonctions assumées de manière régulière ou périodique.

Groupes sexualisés et groupes d’âge

Les groupements par sexe

La division naturelle entre sexes est toujours «traduite» en termes de culture et de rapports sociaux. Cette «traduction» s’exprime généralement sous la forme du dualisme sexualisé , situant les hommes et les femmes dans des systèmes de relations fondés sur la séparation, l’opposition et la complémentarité. Dans un grand nombre de mythologies, le rapport entre hommes et femmes apparaît sous le triple aspect: a ) d’une relation primordiale, car elle figure dans la plupart des mythes concernant la création, le temps des origines; b ) d’un modèle d’interprétation puisque l’univers, la «personne», les premières œuvres de l’homme en société sont partiellement interprétés à l’aide d’un symbolisme sexualisé, et à l’image de l’union des sexes; c ) d’un facteur de désordre et de conflit autant que d’ordre et de fécondité. Le corpus mythique des grands peuples de l’actuel Mali (et, notamment, des Bambara) fournit l’une des illustrations les plus remarquables.

Cette conception dualiste est parfois liée à une organisation bipartite établie sur la base du sexe; plus ou moins accentuée, permanente ou circonstancielle, elle donne l’impression qu’une société féminine s’articule à une société masculine. Elle est très apparente dans les îles Banks où les hommes ayant reçu l’initiation «mangent, vivent et dorment à l’écart des femmes». Chez les «Australiens», la coupure ne se manifeste, par contre, que «dans la vie publique et religieuse». Et cette double exclusion, qui tient les femmes hors des groupes régissant la communauté et son rapport au sacré, se retrouve en de nombreuses sociétés; elle rend évident le statut marginal (ou inférieur) de la femme, et explique le rôle contestataire que cette dernière a pu assumer durant la période moderne. Dans les civilisations où l’islam prédomine, la coupure sociale entre les sexes affecte l’aménagement de la vie quotidienne, la femme étant liée à la vie d’intérieur, l’homme à la vie de relation.

La séparation des sexes, et la coopération qui s’impose nécessairement, se révèlent par les groupes sociaux exclusivement masculins ou féminins. Dans un grand nombre de sociétés négro-africaines, garçons et filles reçoivent une initiation séparée; devenus adultes, ils s’inscrivent dans des associations distinctes et exclusives (dont les fonctions d’inégale importance sont néanmoins com- plémentaires). La division du travail économique et social s’effectue pour une large part selon ce principe; par exemple, pour les femmes: groupes de cuisine, groupes de travail agricole, associations à fonction économique. Ces dernières peuvent intervenir avec une incontestable efficacité. Ainsi, chez les Cheyenne (Amérindiens du Nord), les femmes se regroupent en «corporations» ayant la charge des métiers les plus difficiles; et, pour accéder à ces ghildes, il faut payer un droit d’entrée élevé. Chez les Bamiléké (Cameroun), les femmes disposent de groupements qui leur donnent une certaine force financière et la capacité d’intervenir dans les échanges. Dans tous les cas de cette sorte, l’identification des groupes sexualisés ne fait guère de problème.

Les groupements par âge

Le deuxième des critères «naturels» qui règlent les rapports sociaux et les configurations culturelles est celui de l’âge. Selon la formule de Lowie, il est «véritablement déterminant de toute vie sociale». Il intervient à la fois comme facteur favorable à l’«association» et comme principe régissant les hiérarchies et les stratifications sociales élémentaires. De génération à génération, d’aîné à cadet, il s’établit des rapports inégaux. En théorie, ceux-ci s’organisent au minimum sur la base d’une division tripartite; par rapport aux membres d’une même couche d’âge, définis comme des «égaux», se situent, au niveau supérieur, les «aînés», au niveau inférieur, les «cadets» – soit l’ordre: aînés/égaux/cadets. Ce schéma ne rend guère compte de la réalité, beaucoup plus complexe, mais il a l’utilité de montrer la fonction hiérarchisante du critère d’âge.

Ce dernier contribue évidemment à la définition des relations entre générations, selon des formules variables dans la répartition des rapports d’autorité et des rapports de solidarité. C’est ainsi qu’il existe des systèmes où opère une véritable compensation: les relations contraignantes entre générations successives (1-2) sont «corrigées» par les relations libres entre générations alternées (1-3). Plusieurs sociétés du Cameroun méridional recourent à cette solution.

De la simple hiérarchie des générations il convient de distinguer la hiérarchie des groupes d’âge constitués selon des procédures très variables: l’accès n’est pas automatique, mais conditionnel et souvent associé à une initiation qui procède par degrés, par «rites de passage» successifs. Le système de ces sociétés ou classes d’âge est souvent complexe. Celui des Hidatsa (Amérindiens du Nord) a réparti la population masculine en dix classes environ, d’importance croissante, disposant d’attributs distinctifs (danses, chants, accessoires) et de privilèges particuliers. Ces classes n’étaient pas accessibles en raison de l’âge seul, car tout un groupe de contemporains «devait acheter conjointement le droit d’entrée».

Dans un nombre important de sociétés négro-africaines, les classes d’âge sont investies des principales fonctions sociales. C’est le cas, en Afrique orientale, des sociétés non étatiques à organisation pastorale semi-militarisée (Masaï, par exemple). Les garçons circoncis à la même époque appartiennent à une même classe qui se constitue tous les sept ans environ; le passage dans la classe supérieure requiert un cérémonial spécifique et une formation complémentaire. Les deux premières classes rassemblent les guerriers, célibataires, séparés de leurs familles, qui n’obtiennent le droit au mariage – donc à l’insertion sociale totale – qu’en accédant à la troisième classe d’âge, vers trente ans. Tous ces groupes, fortement structurés, assurent une division des fonctions sociales majeures selon les catégories d’âge. Leur caractéristique essentielle est de fonder une stratification sociale extérieure à la parenté et à la filiation.

Groupes de parenté et groupes de filiation

Les rapports de parenté

L’une des assises de la société traditionnelle est constituée par les rapports de la parenté, les relations résultant de la filiation et de l’alliance. La parenté, généralement étendue, doit être comprise dans sa signification sociale , et non biologique. Elle compose un véritable système de relations entre les personnes et les «classes» de personnes (par exemple, entre l’«ensemble» des oncles maternels et l’«ensemble» des neveux utérins); elle détermine des attitudes codifiées et des appellations rigoureuses. Elle peut avoir un aspect classificatoire qui déconcerte les non-spécialistes. Ainsi, chez les Kongo de la région congolaise, tous les frères et sœurs de la mère sont considérés comme des mères («mères mâles»/mères), tous les frères et sœurs du père sont considérés comme des pères (pères/«pères femelles»). Ce caractère systématique manifeste l’importance du champ des rapports sociaux définis par la parenté.

Les groupes sociaux fondamentaux, primaires, se constituent à partir de certains de ces rapports. La famille peut être reconnue sous trois extensions: la famille matricentrique composée par la mère et ses enfants; elle se différencie au sein de la famille polygynique formée par un homme, ses épouses et leur descendance; la famille restreinte , monogamique, ou polygynique au sens qui vient d’être précisé; la famille étendue qui associe plusieurs familles restreintes (par exemple, celles d’un père et de ses fils). Dans cette dernière configuration, le groupe des frères devient une unité sociale importante où l’inégalité s’établit par le rapport aîné/cadet. C’est au sein de ces groupes primaires que s’enracinent d’ailleurs les inégalités primaires et que la division du travail trouve sa première expression. Les tâches des conjoints sont généralement réglées d’une façon très précise, comme l’est la répartition des produits résultant de l’activité commune. La famille étendue a les caractéristiques d’un groupement multifonctionnel: unité sociale, unité économique et, au moins en partie, unité rituelle. Elle a aussi l’aspect d’un groupement complexe au sein duquel se différencient les groupes résultant de l’organisation de la vie quotidienne: groupes de travail, groupes de cuisine, groupes de consommation, etc.

Les règles régissant la résidence des époux, la transmission du nom de «famille», des biens et de certaines fonctions se répartissent en deux grandes catégories selon que l’accentuation porte sur la parenté paternelle ou maternelle, sur l’une ou l’autre des deux branches. Ainsi les Indiens Hopi, au contraire de notre usage, sont matronymiques: le nom d’appartenance est transmis par la mère, mais «le nom personnel est invariablement conféré par une femme de la parenté du père, et il évoque symboliquement ce dernier groupe». Dans les cas où la parenté maternelle est privilégiée, la relation avunculaire (oncle-neveu utérin) l’est également. Le groupe formé par l’oncle maternel et ses neveux peut ainsi se trouver au centre de l’organisation sociale. Par ailleurs, la règle déterminant la résidence après le mariage exerce une influence considérable sur la vie de la famille et le statut des époux. Le plus fréquemment, le mariage est viri-local : l’épouse vient rejoindre l’époux; elle reste d’une certaine manière «étrangère», bien qu’alliée, dans la communauté de son mari. La situation se retourne lorsque le mariage est uxori-local , c’est-à-dire lorsque le mari vient s’établir dans la communauté de sa femme, avec le risque d’être soumis aux pressions exercées par sa belle-famille. Chez les Indiens Pueblo, «le mari vit dans la maison de sa femme, mais sans droits de résidence bien établis»; en conséquence, il continue à regarder la maison de sa mère, plutôt que celle de sa femme, comme la sienne propre.

Les rapports de filiation

De ces rapports de parenté, si déterminants dans la composition ou la définition des groupes sociaux primaires, il faut différencier les relations établies selon la filiation ; celles qui impliquent la référence à un ancêtre paternel ou maternel plus ou moins éloigné dans l’échelle des générations. Cette différenciation conserve encore toute sa pertinence: le principe de filiation opère soit en ligne maternelle (système matrilinéaire), soit en ligne paternelle (système patrilinéaire), ou plus rarement dans les deux (système bilatéral) avec répartition – en général inégale – des droits et des obligations. La première possibilité est illustrée par nombre de sociétés de l’Afrique centrale, à tel point qu’on a pu évoquer la «ceinture matrilinéaire» du continent noir; la seconde est la plus fréquente, elle est utilisée par les sociétés paysannes de l’Afrique du Nord et par un grand nombre de sociétés d’Afrique occidentale et orientale.

La filiation conditionne la formation de groupes fondamentaux: les clans , les lignages et les segments de lignage ; avec ceux-ci apparaissent les frontières de l’exogamie (souvent tracées au niveau du clan), les unités sociales au sein desquelles s’effectue la dévolution des charges et des pouvoirs, les éléments qui se trouvent en rapport d’alliance (notamment, par le jeu des échanges matrimoniaux) ou d’opposition. Le groupe lignager est souvent le plus important. Les «lignages» sont fondés sur les hommes qui, situés dans un même cadre généalogique, se relient unilinéairement à une même et unique souche. En fonction du nombre des générations en cause (la profondeur généalogique), leur extension varie, de même que le nombre des éléments (ou «segments») qui les composent. Du point de vue structurel, les groupes lignagers sont alors dits « segmentaires ». Envisagés d’une manière fonctionnelle, ils apparaissent comme des «groupes en corps» (corporate groups de la terminologie anglo-saxonne); en effet, ils détiennent des symboles, communs à tous leurs membres, prescrivent des pratiques distinctives et s’opposent de quelque manière les uns aux autres en tant qu’unités différenciées.

L’agencement clanique-lignager n’exclut pas les rapports inégaux. Les Tikopia de Polynésie, étudiés par R. Firth, le montrent avec netteté. Ils se répartissent entre une vingtaine de patrilignages qui se sont associés, selon des procédures diverses, afin de former quatre clans. À la tête de chacun de ceux-ci se trouve un «chef» qui se recrute dans un lignage conférant à tous ses membres un statut supérieur; et les quatre chefs, différenciés par des fonctions rituelles spécifiques, se classent selon un ordre de prééminence. Les clans n’entretiennent pas entre eux des relations égales, et moins encore les lignages qui peuvent se distinguer par des différences de rang. La société tikopia, en dessous du groupe restreint des chefs claniques, fait apparaître des prééminences sur lesquelles s’appuie la «structure d’autorité»; et notamment celles qui tiennent à la qualité d’«aîné» placé à la tête d’un lignage étendu. Les «aînés» sont considérés comme les «pères symboliques» des lignages et leur fonction est essentiellement rituelle; c’est d’ailleurs sur cette base que s’organise leur hiérarchie, reproduction de celle des divinités qu’ils servent. C’est dans les agencements de cette nature que la vie politique trouve son expression hors du cadre étatique.

Groupes localisés

La plupart des groupements qui viennent d’être considérés ont une référence spatiale. La famille étendue peut correspondre à une unité résidentielle, le groupe lignager ou le segment de lignage à un quartier ou à un «écart» de village, le clan à un territoire. Mais la dissociation des relations résultant de la parenté (et de la filiation) et des rapports fondés sur la «contiguïté locale» est également connue, comme on le constate souvent dans les sociétés insulaires de la zone mélanopolynésienne. Ainsi les peuples des Highlands de la Nouvelle-Guinée montrent que la résidence commune et les activités effectuées en commun sont, plus que l’appartenance à un groupe de filiation, les bases de la solidarité de groupe. Elles constituent les groupes réels , alors que le «langage» de la parenté et de la filiation renvoie à des groupes devenus «nominaux».

Si l’on met à part la tribu , groupement associé à un territoire et surtout défini en termes politiques, le groupe localisé le plus spécifique est la communauté villageoise. Il est d’ailleurs le lieu privilégié où s’effectue l’enquête «sur le terrain». Il a les caractéristiques d’une unité sociale où les relations personnelles directes prédominent, et qui dispose d’une large autonomie. La communauté villageoise correspond à un espace précisément délimité et structuré. L’espace habité supporte la majeure partie des éléments matériels nécessaires à la vie individuelle et collective. Il porte aussi les repères matériels qui permettent d’identifier les rapports sociaux les plus manifestes: groupes de parenté, groupes sexualisés, groupes d’âge, groupes formés selon le statut social ou la fonction, etc. L’espace cultivé , avec les spécialisations retenues en matière de cultures et les relations de propriété foncière qu’il révèle, présente une structure que les géographes qualifient par la notion de terroir villageois. C’est à partir de l’étude de terroir que se saisissent les rapports de la communauté au milieu naturel, et les relations déterminant son mode de production – dans la mesure même où la terre reste le premier facteur de production.

Groupes de statut et groupes spécialisés

Les associations

Les groupes de statut et les groupes spécialisés se constituent en fonction de critères qui sont (en partie ou entièrement) extérieurs à la parenté. Lowie désigne certains d’entre eux par le terme association ; et il observe à leur propos: «divisions fondées sur le sexe ou l’état civil, clubs sociaux, confréries secrètes, tous ces phénomènes s’entremêlent à ceux de la famille et du clan, créant de nouvelles unités dont l’influence sur l’existence sociale de l’individu est immense». Lowie évoque principalement les groupes instaurant la séparation des sexes (comme aux îles Banks où la scission de la société en phratries sexuelles atteint son maximum d’intensité), les groupes résultant de la répartition en classes d’âge, notamment lorsque l’initiation est la condition de leur formation, et les groupes d’accès conditionnel, que celui-ci soit déterminé par un droit d’entrée ou une procédure rituelle, ou une contrainte semblable à celle qui lie le malade guéri à l’«association» ayant provoqué sa guérison (comme dans le cas des «confréries de guérisseurs» des Indiens Zuñi et Hopi).

L’inventaire est évidemment incomplet. En dehors des groupes à fonctions militaires (véritables régiments, ou armées au moment des combats), il importe de mentionner principalement les groupements à fonction technique et économique. Les associations de travail , qui jouent un rôle central dans le système de production, peuvent être soumises à une véritable hiérarchie; ainsi, le donkpé de l’ancien royaume du Dahomey qui rassemblait tous les hommes en âge de travailler sous l’autorité d’un «chef» et de trois dignitaires, et fournissait ses services non seulement à l’État, mais aussi aux divers demandeurs individuels ou collectifs. Les associations d’épargne contribuent à la capitalisation personnelle en liant souvent leurs membres par un engagement de caractère rituel ou magique. Certains groupes sont astreints à une spécialisation technique (travail du fer, de l’or, du bois, des tissus, du cuir); on a pu les assimiler à des castes professionnelles , car ils sont fermés et donc contraints à l’endogamie, et situés dans la dépendance des groupes qui occupent le sommet de la hiérarchie sociale. C’est le cas, au Sénégal, avec les Ouolof, les Sérère et les Toucouleur: le système des «castes» de métier s’y articule à un système d’ordres ou états à trois éléments principaux (aristocrates, hommes libres, hommes de condition «servile»).

Les sociétés à rangs, ordres ou castes

La littérature anthropologique illustre, par des exemples diversifiés et géographiquement dispersés, la variété des sociétés à rangs , ordres ou castes. Celles du troisième type manifestent l’existence de groupes fortement intégrés et ordonnés selon une hiérarchie rigoureuse. L’Asie, avec l’Inde, présente le plus grand nombre de sociétés à castes. La cohésion de ces dernières ne résulte ni de la structure familiale (qui a pu être qualifiée de centrifuge) ni du système clanique (que l’on a dit nominal), mais de la caste. Elle établit un ordre strict, instaure une différenciation et une spécialisation rigoureuses, dresse des frontières qui accentuent les différences en empêchant l’empiétement d’un groupe sur l’autre, entraîne enfin une répartition dans l’espace qui permet la conformité à ces exigences. C’est la référence au système religieux et au comportement rituel – mesure de toutes choses – qui explique et justifie ce mode de relations sociales et les inégalités qu’il fonde. Mais la réalité est encore plus complexe que ne le laisse entendre le modèle théorique: selon les régions, et selon les périodes considérées, la multiplication des castes et de leurs divisions internes provoque des controverses, plus ou moins graves, quant à la position relative de chacun des groupes.

La caste semble montrer en toute netteté la réalité des groupes sociaux et leur fonction de composants de la société globale. Cette réalité n’est cependant pas déterminante dans l’interprétation résultant de certaines recherches anthropologiques modernes. Elles visent plus la connaissance des structures et des systèmes de relations, de la forme des rapports sociaux, que celle des ensembles concrets (dont les groupes) et des pratiques sociales, si leur orientation est déterminée par le structuralisme. Elles tentent moins de constituer une anatomie et une physiologie des groupes sociaux que de saisir les rapports concrets, les pratiques, les dynamismes à l’œuvre selon les situations et les conjonctures sociales, si leur objet principal est la connaissance des sociétés «en acte» (selon une prescription déjà formulée par Saint-Simon). Pour les unes, les structures importent plus que les groupes qu’elles régissent et, pour les autres, les groupes importent moins que les pratiques des agents sociaux.

La réévaluation des travaux portant sur la Mélanésie et la Polynésie est, à cet égard, significative. Elle montre que certains groupements peuvent n’avoir qu’une existence nominale, que les relations entre membres d’un même groupe demeurent pour une part imprécises, que les groupements sont soumis à fluctuations en raison des vicissitudes qui affectent leurs «hommes éminents» (big men ) et du caractère extrêmement mouvant des alliances, que les individus tentent d’utiliser à leur avantage le fait de leur appartenance à plusieurs groupes. La connaissance des stratégies et des manipulations paraît tout aussi nécessaire que la connaissance des groupements et rapports sociaux en fonction desquels elles s’organisent. L’étude maintenant plus critique des sociétés estimées archaïques contribue à montrer que les groupes ne doivent, en aucun cas, être considérés comme des cadres sociaux rigides et rigoureusement contraignants.

Encyclopédie Universelle. 2012.

Игры ⚽ Поможем сделать НИР

Regardez d'autres dictionnaires:

  • ETHNOLOGIE - Ethnologie générale — L’ethnologie a normalement pour données de base les relations découlant des nécessités de la vie en société. Ces relations sociales ont leurs modèles, mis en évidence par la répétition (par exemple, un père de famille joue avec ses enfants tous… …   Encyclopédie Universelle

  • ETHNOLOGIE - Ethnologie religieuse — L’anthropologie religieuse tente de cerner la dimension religieuse de l’homme, en tant qu’universelle et inhérente à tout homme (même si cette dimension, dans notre société sécularisée, invente, pour se manifester, de nouveaux signifiants,… …   Encyclopédie Universelle

  • ETHNOLOGIE - Ethnographie — Chaque science possède, en fait, deux principales sphères d’activité superposées: travaux expérimentaux ou documentaires, d’une part, travaux comparatifs et analytiques, d’autre part, se fondant sur les premiers. Il en est ainsi pour les sciences …   Encyclopédie Universelle

  • ETHNOLOGIE — ENCOURAGÉS par le succès des théories évolutionnistes en biologie, la plupart des premiers ethnologues ont tenté de retracer l’évolution sociale et culturelle de l’humanité. Ils étaient gênés par le caractère fragmentaire et restreint du matériel …   Encyclopédie Universelle

  • ETHNOLOGIE - Ethno-esthétique — Le terme «ethno esthétique », emprunté à J. Delange, désigne un ensemble d’études consacrées aux arts dits primitifs, ethniques, traditionnels ou tribaux. Il semble composé afin d’exprimer la double idée d’une interdiscipline à dominante… …   Encyclopédie Universelle

  • Éthnologie — Ethnologie L ethnologie (ou anthropologie sociale et culturelle) est une science humaine qui relève de l anthropologie, et dont l objet est l étude explicative et comparative de l ensemble des caractères sociaux et culturels des groupes humains.… …   Wikipédia en Français

  • ETHNOLOGIE - Ethnologie juridique — Définie sommairement, l’ethnologie juridique est la branche de l’ethnologie qui étudie les phénomènes juridiques. Cependant, si l’ethnologie, au sens large, est la science des «personnes ethniques», c’est à dire «de ce qui fait qu’un groupe… …   Encyclopédie Universelle

  • ETHNOLOGIE - Ethnomusicologie — L’ethnomusicologie étudie la musique des divers groupes ethniques et communautés culturelles du monde entier. Oscillant, au cours de son histoire, entre l’analyse scientifique des systèmes musicaux et la description ethnographique des contextes… …   Encyclopédie Universelle

  • Groupes Ethniques Du Sénégal — Carte des peuplades du Sénégal d après l abbé Boilat (1853) L origine des groupes ethniques du Sénégal reste controversée et les thèses de l historien et anthropologue Cheikh Anta Diop ne font pas l unanimité, dans la communauté scientifique… …   Wikipédia en Français

  • Groupes ethniques du Senegal — Groupes ethniques du Sénégal Carte des peuplades du Sénégal d après l abbé Boilat (1853) L origine des groupes ethniques du Sénégal reste controversée et les thèses de l historien et anthropologue Cheikh Anta Diop ne font pas l unanimité, dans la …   Wikipédia en Français

Share the article and excerpts

Direct link
Do a right-click on the link above
and select “Copy Link”